Les « règles du jeu » :orientations et perspectives.
R. Nicolaï
Mai 2005

Les « règles du jeu », c'est tout d'abord une réflexion qui concerne nos modalités de saisie des phénomènes. Attention, il n'y pas de psychologie expérimentale là-dedans, il n'y a pas de considérations directes sur le jeu de nos synapses ! Seulement une réflexion sur la façon dont on a l'impression qu'on s'y prend pour saisir les phénomènes, sur la façon dont on a l'impression qu'on s'y prend pour construire les faits à propos desquels nous théorisons. Autrement dit : comment donne-t-on sens à ce qui se passe ? Ce n'est pas nécessairement très compliqué mais c'est bien de l'expliciter. D'autant plus que cela concerne autant l'élaboration des connaissances sur les langues que l'élaboration des langues ! Alors, pour commencer, trois modalités de saisie : linéarisation, massification et Gestalt et une ouverture sur les procès de sémiotisation. Entrons dans le détail.

La linéarisation

D'un point de vue anthropocentrique c'est certainement la plus intuitive des modalités de saisie des phénomènes en ce qu'elle repose d'une part sur l'a priori d'une filiation (d'une successivité des phénomènes qui se génèrent et se déterminent les uns par les autres) et d'autre part sur l'explicitation d'un système de dépendance. Ce qui est recherché est une causalité linéaire, déterministe, qui rende compte de ce qui advient à partir d'un état de fait identifié et de règles de transformation. Cela présuppose que les 'objets' de l'état antérieur soient repérables ou constructibles sans trop de difficultés, et que les règles de transformation aient une structure logique ou soient fondées sur des inférences telles qu'elles autorisent l'approche 'déterministe' de ce qui se construit.

Cette modalité de saisie, générale et universellement connue, assure sa pérennité en se manifestant, indépendamment des types d'analyse et des cadres théoriques, dans la vie ordinaire comme dans le travail scientifique. Les exemples ne manquent pas. Je l'illustrerai ici par un exemple « sociologiquement daté » de la 'petite histoire' du domaine linguistique.

Dans le micro-milieu des linguistes, un quarteron de sexagénaires d'aujourd'hui se souviendra sans peine qu'une variante « philologique » de la modalité de 'saisie linéaire de l'évolution des langues' était caricaturée et stigmatisée dans les générations structuralistes des années '60-70 pour qui il était de « bon ton » de moquer les manuels des années '30-50 dans lesquels - toujours, par exemple ! - on rendait compte de l'évolution du 'a bref' latin en le suivant à la trace dans ses développements ultérieurs, à travers l'ancien français et le français moyen jusqu'à nos jours ; sans se préoccuper de façon systématique des pressions structurales et de la transformation des systèmes considérés comme totalités. On stigmatisait alors une saisie linéaire de l'évolution des langues focalisée sur la transformation des 'éléments' retenus comme pertinents et orientée vers l'élimination de l'indétermination dans un contexte sociologique prédéterminant.

Mais l'intéressant est que cette même modalité de saisie linéaire de l'évolution des langues est encore en arrière-plan des approches structurales diachroniques de la génération de ce quarteron de sexagénaires, que l'on pourrait aujourd'hui stigmatiser d'avoir - naïvement - tenté de dériver les systèmes les uns des autres sans prendre en compte autrement que comme contingences productrices d'un brouillage plutôt considéré comme mal venu, les phénomènes de contact de langues, de coexistence de systèmes, etc. dont la pertinence apparaît maintenant.

Soit donc toujours une saisie linéaire de l'évolution des langues. Et cela en dépit d'une focalisation modifiée vers la transformation des 'structures' retenues comme pertinentes.

Ce que souligne cet exemple, c'est que la saisie linéaire est à la fois une saisie naïve et anthropologiquement prédéterminée ; mais c'est aussi la plus « rationnelle », la plus normale en ce qu'elle allie la recherche de détermination à l'abstraction du 'si-alors', à l'exigence de causalité, à la justification du 'parce que', à la concrétude anthropomorphique du schéma de filiation et à l'a priori de l'objet essentialisé.

Dans le domaine du langage, on comprend de cette multiple articulation la force que prennent des images de filiation arborescente avec les recherches sur les généalogies des langues ; la force de l'étymologie dans ses développements les plus débordants. Et finalement la prégnance de la plupart des postures téléologiques plus ou moins masquées qui transparaissent dans les descriptions de langues.

La massification

J'entend ici, une saisie qui ne se fonde plus sur la mise en évidence de relations causales et de dynamiques linéaires mais sur la perception de l'importance quantitative des phénomènes, donnée comme discriminante d'entités appréhendées dans leurs regroupements et qui, parce qu'elles constituent des 'regroupements', sont considérées comme symptomatiques de quelque chose à expliquer. L'approche massifiante met en évidence (ou construit) des régularités qui visent toujours à l'établissement d'une frontière, d'une distinction qualitative. Aucune exigence logique n'est retenue mais un dessin se profile à travers le donné - une Gestalt. Une différenciation se stabilise. A partir de là il devient envisageable de faire émerger des structurations et des organisations dans ce donné. Il ne s'agit pas d'une approche quantitative au sens de la statistique et d'une théorie des probabilités dont les critères d'application, tout particulièrement dans le domaine des études de dynamique linguistique ne sont généralement pas satisfaits, il s'agit seulement du traçage (traquage ?) d'une distinction potentielle, d'une structuration censée traduire (construire) des faits que suggère le procès de leur globalisation. Autant d'effets de massification dont l'explication est recherchée. C'est pour cette raison que j'utilise la locution 'saisie massifiante' : pour renvoyer à un procès d'agrégation, plutôt que 'saisie quantitative' qui traduirait une acquisition des connaissances dans une perspective probabiliste.

On peut trouver de nombreux exemples d'application de cette modalité de saisie. L'un des plus intéressants dans mon domaine d'expérience linguistique est peut-être celui proposé par Greenberg (1963) avec le développement de la méthodologie de la 'mass-comparison' où la fonction de massification a été retenue comme une heuristique et a conduit chez ses épigones à son point limite avec des propositions d'une généalogie des langues qui tend à englober l'ensemble deslangues du monde par regroupements successifs fondés sur l'évidence de ressemblances.

Mais l'on peut aussi reconnaître cette fonction à quelque endroit dans la plupart des heuristiques et méthodologies de recherche en linguistique. Dans la grammaire comparée classique qui s'est fondée non pas sur une systématisation des ressemblances mais sur l'élaboration de règles de correspondance strictes dont les néo-grammairiens ont fourni un modèle on peut se demander à partir de combien d'unités comparées (et de quel type) on considèrera avoir affaire à une régularité notifiable sous la forme d'une règle plutôt qu'à la simple conjonction du hasard et de quelques contingences ? Combien faut-il dégager d'exceptions remarquables pour assurer l'hypothèse de la relation généalogique ? Combien d'innovations partagées doivent-elles être identifiées pour assurer l'hypothèse d'une séparation dans l'arborescence présupposée - et comment les justifie-t-on ? L'on remarque vite que la question 'Combien ?' est toujours iconoclaste et perçue comme mal venue parce que ce qui importe ne relève évidemment pas du quantitatif dénombré mais du qualitatif massifié, et qu'elle souligne la béance qui sépare ces deux domaines. Autrement dit ce n'est pas la cardinalité qui est décisive : il en faut « suffisamment » et d'assez « bonne qualité » pour que la régularité considérée soit « crédible » - l'appel à l'interprétation, au vraisemblable et au subjectif dans la construction de l'intersubjectif est ici évident (pour moi !).

Dans d'autres domaines de la linguistique la même question peut aussi se poser : en phonologie, domaine particulièrement bien formalisé, établit-on au niveau élémentaire une opposition distinctive dans une langue sur la foi d'une seule paire minimale ou bien y a-t-il - malgré tout - un seuil pour garantir une vraisemblance que le tout-ou-rien du critère de commutation ignore dans son principe ? Un phonème rare ou défectif doit-il être retenu au même titre que les autres dans le système phonologique en cours de description ? L'évaluation du qualitatif massifié est bien évidemment l'un des critères de choix en arrière-plan des décisions d'interprétation.

De fait, ces questions reçoivent des réponses variables et elles sont résolues de manière ad hoc ou de façon systématique selon le contexte mais toutes, elles suggèrent le caractère subjectif de cette modalité de saisie et montrent l'importance des procès d'interprétation dans la recherche de cohérence globale engagée par ceux qui conduisent l'enquête - locuteurs et/ou descripteurs. Et la fragilité de l'accord intersubjectif. Notons encore que si la saisie massifiante est génératrice de distinctions reconnues et potentiellement stabilisées dans les données, l'accord intersubjectif à leur sujet n'est cependant pas nécessairement fondé sur une vérification empirique. C'est entre autres choses une conséquence naturelle de la complexification des connaissances et de la spécialisation : l'accord peut être discursivement construit et accepté comme valide, sur la foi de critères non ancrés sur la réalité empirique. Et de plus en plus souvent, pour des raisons structurelles, il ne peut en être autrement.

La Gestalt

Dans l'interprétation et l'organisation des phénomènes les deux fonctions sont actives à la fois : la fonction de linéarisation avec son arrière-plan d'abstraction logique, d'anthropomorphisme et d'essentialisation des formes interpénètre continûment la fonction de massification et les deux s'épaulent à la manière des malheureux acteurs d'une parabole bien connue ! Elles contribuent ensemble à organiser les schémas que nous inscrivons sur (retrouvons dans) le paysage général des données, selon le rapport que nous entretenons avec elles.

En situation d'enquête, dans le cadre d'une recherche de cohérence et d'un projet de structuration de ce qui se donne à saisir - dont la réalisation marquerait d'ailleurs la fin de cette enquête ! - ces deux fonctions, actualisées dans une durée qui contribue elle aussi à 'faire sens', permettent de construire des 'représentations', des 'règles', des 'systèmes de relations' fondés sur une étroite interaction entre une extériorité objectivée des données de l'expérience et l'intériorité subjective de l'analyste - ordinaire ou savant - manifestée dans son travail d'enquête et de catégorisation. Dans cette perspective tout est bon pour faire sens et l'ensemble des pertinences disponibles est retenu, ce qui n'est pas sans rappeler les principes de la Gestalt. Disons que c'est probablement dans une perspective de Gestalt que l'on peut le mieux comprendre la dynamique du langage, à la fois dans la transformation des langues et dans les représentations élaborées qu'on en donne.

Les règles du jeu ? Elles sont dans le croisement de ces pertinences, de ces saisies, en contexte. Elles sont dans ce qui s'ensuit. Dans ce qui s'en construit.

Le procès de 'sémiotisation

Avant d'aller plus loin, pourquoi parler de 'sémiotique' et de 'sémiotisation ici, termes dont le contenu est si large qu'ils ne peuvent plus être utilisés sans spécification complémentaire ? Ainsi, je ne me réfère pour cet emploi à aucune des traditions classiques : ni Peirce, ni Morris, ni Hjelmslev, ni Greimas par exemple. Je vise seulement le pointage d'un processus de construction de 'signes' que je ne conçois pas dans l'absolu d'un système qui prédirait des possibles mais dans le relativisme d'une pratique qui décrirait des conséquences, où le système - en construction continu - se trouverait (pré)déterminé par la contextualisation de l'emploi de ses formes et par l'historicité qui s'en dégage. Finalement c'est peut-être dans quelques textes de Fr. Rastier que l'on pourrait trouver une affinité potentielle avec l'arrière-plan épistémologique que je trace ici.

Ici donc, la question de la sémiotisation en tant qu'opération fondamentale de création dynamique des signes du langage est ainsi étroitement liée au concret des formes (au sens le plus ordinaire) susceptibles d'être actualisées, montrées, exhibées, et à la référence implicite à leurs emplois antérieurs. Le cas d'un premier emploi n'est qu'un cas particulier : celui où la référence à un emploi antérieur est non définie. Ce lien au concret assure le caractère empirique de ce qui se construit et cette référence aux emplois antérieurs souligne l'ancrage de l'historicité dans le dynamisme du langage. Il n'est d'ailleurs pas important que la référence aux emplois antérieurs repose sur une justification réelle : il suffit qu'elle soit supposée et que l'emploi en contexte 'fasse sens'. Elle est nécessairement supposée, ne serait-ce que négativement comme premier emploi, alors indéfini mais voué à 'avoir du sens' en cas de reprise. Et nécessairement l'emploi 'fait sens' ne serait-ce que comme « non-sens » ou incohérence : ce qui toujours 'fait sens' !

Ce 'sens' est ainsi un composé de la trace contextuelle réelle ou supposée, indice de son historicité, et de sa référence potentielle qu'il s'agit - éventuellement mais pas nécessairement - d'identifier. On passe du 'faire sens (modalités intersubjectives de résolution de problèmes potentiels) au 'avoir du sens en transitant d'une pratique des 'dires' et des 'façons de dire' en contexte aux inventaires décontextualisés des signes des langues, disponibles à toutes fins utiles.