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L'apparition de la vie

est-elle contraire aux lois de la Physique ?

Georges GONCZI
Maître de Conférences, Physique
Université de Nice Sophia-Antipolis

Introduction

La vie est un phénomène si complexe et, disons-le, si merveilleux, qu'il est normal qu'elle entraîne chez des personnes non averties des idées irrationnelles. Mais le développement de la science (biologie, chimie, physique) rend ces idées de plus en plus indéfendables. Pourtant, certains (les créationnistes) affirment que l'apparition de la vie est contraire à une loi fondamentale de la Physique, et qu'en conséquence, la vie n'a pu apparaître que grâce à l'intervention d'un intelligent design.

La loi physique invoquée s'appelle le
Second Principe de la Thermodynamique que l'on peut énoncer ainsi: l'évolution spontanée d'un système se fait toujours dans le sens de l'augmentation du désordre. Or, remarquent les créationnistes, lorsque des molécules de matière minérale se lient pour donner de la matière organique, le désordre diminue, ce qui est contraire au Second Principe: une intervention surnaturelle est donc nécessaire pour expliquer l'apparition de la vie. Dans ce raisonnement tout est juste, sauf...le sens donné aux mots spontané et désordre
. Pour bien comprendre le sens que l'on doit donner à ces mots, il nous faut expliquer ce qu'est le second principe et d'abord ce qu'est la matière.


La matière

On sait depuis les débuts de la chimie moderne (au milieu du 19ème siècle) que la "matière vivante" est formée de la même façon que la "matière inerte". Elle est constituée de molécules, elles-mêmes formées d'atomes, eux mêmes formés d'un noyau (protons, neutrons) et d'électrons. A l'état naturel, il existe 92 types d'atomes différents se distinguant, en particulier, par le nombre de leurs électrons, depuis 1 pour l'hydrogène jusqu'à 92 pour l'uranium. La Physique quantique permet d'expliquer et de prévoir toutes les propriétés chimiques de ces 92 éléments, c'est-à-dire la capacité que chacun d'eux a de se lier à d'autres. Par exemple, un atome de carbone (6 électrons) peut former avec de nombreux autres atomes (carbone, hydrogène, oxygène, azote...) des molécules qui peuvent être très complexes et comporter plusieurs millions d'atomes. C'est cette infinie variété de combinaisons qui est à l'origine de la vie: dans les molécules de la matière vivante, l'atome le plus fréquent est celui de carbone mais presque tous les autres éléments peuvent être représentés. C'est pour cette raison que la chimie du carbone s'appelle la chimie organique. (Remarquons ici que l'on dit souvent que les organismes vivants sont constitués à 90% d'eau, mais cette eau ne sert qu'au fonctionnement de la vie, c'est-à-dire aux échanges de tous types entre les différentes parties des organismes.

Donc la seule différence (mais avec quelles conséquences !) entre la matière organique et la matière minérale est que la première est formée de molécules infiniment plus complexes et plus variées que la seconde. Mais les lois générales de la Physique s'appliquent à toute la matière quelle qu'elle soit.


L'agitation thermique
L'observation microscopique montre que dans toute matière les molécules sont en mouvement permanent et aléatoire: c'est l'agitation thermique. Dans ces mouvements désordonnés, les molécules changent sans cesse de position et échangent de l'énergie comme des boules sur un billard. Dans un solide, les molécules se comportent comme si elles étaient liées à leurs proches voisines par des ressorts: elles vibrent autour d'une position moyenne fixe mais peuvent échanger de l'énergie par l'intermédiaire des
ressorts. Dans un liquide, les molécules sont nettement plus libres et peuvent se déplacer dans tout le volume propre du liquide tout en subissant d'innombrables chocs avec les autres molécules et avec les parois du récipient. Enfin dans un gaz, les molécules se déplacent dans tout l'espace disponible tout en étant aussi soumises aux chocs.

Si l'on considère une quantité donnée d'une matière donnée, on peut définir une configuration microscopique de cette matière comme son état, où chaque molécule a une position et une énergie bien définies. L'agitation thermique fait que la matière considérée passe sans cesse et de façon aléatoire, d'une configuration à une autre. Cette évolution aléatoire permanente est souvent qualifiée de
désordre mais cette notion plutôt subjective doit être manipulée avec prudence car elle peut donner lieu à des interprétations fantaisistes. Il est préférable d'invoquer le nombre W de configurations microscopiques du système étudié lorsqu'il dispose d'un volume V et d'une énergie totale E: c'est le nombre de façons de ranger les molécules dans le volume V et de leur saupoudrer l'énergie E. Contrairement au désordre, W est une notion objective (c'est un nombre), même s'il est, dans tous les cas courants, très difficile (voire impossible) à calculer.

Ce qui caractérise une quantité macroscopique de matière, c'est le nombre extrêmement élevé de molécules qu'elle renferme. Par exemple dans 18 g d'eau, il y a environ 6 fois 10 à la puissance 23 molécules, c'est-à-dire un nombre qui s'écrit avec le 6 suivi de 23 zéros! Pour se représenter l'immensité de ce nombre, considérons des grains de sable dont le volume serait de 1/10 ème de mm3 (c'est-à-dire qu'on peut en mettre 10 dans un cube de 1 mm de côté). Si l'on constitue un tas de sable avec 6 fois 10 à la puissance 23 grains et qu'on l'étale sur la France entière, on obtient une couche d'une centaine de mètres de haut !


Maintenant voyons comment concilier le fait que la matière apparaisse à l'équilibre, alors que sur le plan microscopique elle est en perpétuelle évolution d'une configuration microscopique à une autre. Pour expliquer cette apparente contradiction, considérons une quantité donnée d'un gaz dans un récipient. Les configurations microscopiques se distinguent, en particulier, par la façon de placer les molécules dans le récipient. Parmi toutes ces façons, il en est pour lesquelles toutes les molécules sont regroupées dans une moitié du volume, l'autre moitié étant laissée vide. Mais pourquoi n'observe-t-on à l'équilibre que la répartition uniforme (autant de molécules dans les deux moitiés du volume)? Tout simplement parce que les répartitions non uniformes sont infiniment moins nombreuses que les répartitions quasi-uniformes. Pour illustrer cela, prenons un jeu de 52 cartes. On peut caractériser l'état du jeu par le nombre de cartes à l'endroit; les configurations
microscopiques du jeu se distinguent par le nom des cartes à l'endroit. L'état macroscopique du gaz "toutes les molécules dans la même moitié du volume" correspond, pour les cartes, à "toutes les cartes à l'endroit" (ordre total): il n'y a, pour les cartes, qu'une seule configuration. Pour l'état macroscopique "une seule carte à l'envers" (début du désordre, qui correspond, pour le gaz à une seule molécule dans la partie précédemment vide), il y a 52 configurations qui se distinguent par le nom de la carte unique retournée. Pour l'état macroscopique "2 cartes à l'envers", il y a 1326 configurations microscopiques... et pour "la moitié des cartes à l'envers" (désordre maximum) il y a environ 5 fois 10 à la puissance 14 (5 avec 14 zéros!) configurations possibles. Cette configuration du jeu de cartes correspond, pour le gaz, à "autant de molécules dans les deux moitiés du volume". Supposons maintenant que l'on jette les cartes en l'air à de nombreuses reprises (en veillant à ne privilégier aucune des configurations précédentes) et que l'on observe dans quelle configuration elles retombent au sol (pour un gaz, ceci est équivalent à l'agitation thermique qui fait passer sans cesse le gaz d'une configuration microscopique à une autre); on voit que l'on obtient la moitié des cartes à l'envers 5 fois 10 à la puissance 14 plus souvent que toutes les cartes à l'endroit. On peut essayer d'imaginer la même expérience avec, non plus 52 cartes, mais avec autant de cartes que de molécules dans le gaz précédent. On comprend alors pourquoi la répartition non uniforme des molécules n'est jamais observée: c'est qu'elle correspond à un nombre de configurations immensément plus petit que la répartition uniforme (que l'on peut, par analogie appeler désordre maximum). On peut dire alors que l'état d'équilibre (macroscopique) est celui qui correspond au plus grand nombre de configurations microscopiques possibles.

L'entropie

À partir du nombre W de configurations microscopiques, on définit en Thermodynamique une nouvelle grandeur appelée entropie S par la relation S=k ln(W) où k s'appelle la constante de Boltzmann et vaut 1,38 fois 10 à la puissance -23 en joule/kelvin. Par delà la formule mathématique, il faut seulement retenir ici que l'entropie augmente avec le nombre W de configurations microscopiques, et que l'entropie d'un système est la somme des entropies de ses parties.

L'énoncé ci-dessus peut alors se récrire sous la forme: à l'équilibre, l'entropie d'un système a la valeur la plus grande possible compatible avec le volume et l'énergie du système.

Mais reprenons notre gaz dans le récipient; nous supposerons que le récipient est séparé en deux parties par une cloison et qu'initialement l'une des parties est vide, le gaz étant entièrement rassemblé dans l'autre partie. On suppose aussi que les parois du récipient sont isolantes et parfaitement rigides de sorte que le gaz forme un système isolé: il ne peut ni recevoir ni perdre de l'énergie, que ce soit sous forme thermique (chaleur) ou mécanique (compression par des forces extérieures). Par un dispositif adéquat, on pratique alors une ouverture dans la cloison (détente de Joule et Gay-Lussac). Instantanément, le volume offert au gaz augmente mais son entropie n'a pas la valeur la plus grande possible: il se répand donc dans tout le volume du récipient jusqu'à la répartition uniforme qui correspond à l'entropie (le nombre de configurations microscopiques) la plus grande possible.

FIGURE 1 : Détente de Joule et Gay-Lussac
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En résumé, on peut dire que l'on a un système isolé initialement en équilibre sous l'action d'une contrainte (la cloison intermédiaire). Puis on supprime cette contrainte: le système évolue jusqu'à un nouvel équilibre pour lequel l'entropie a la valeur la plus grande possible compatible avec les nouvelles contraintes (les parois du récipient).

Ceci constitue ce que l'on appelle le
Second Principe de la Thermodynamique :
Un système
ISOLÉ est
- soit en équilibre et alors son entropie reste constante
,
-
soit en évolution (à la suite du relâchement d'une contrainte) et alors son entropie augmente jusqu'à atteindre la valeur la plus grande compatible avec les nouvelles contraintes.

Cet énoncé permet de préciser ce que certains appellent (voir l'énoncé donné dans l'introduction) une évolution spontanée: il s'agit simplement de l'évolution d'un système isolé, c'est-à-dire qui ne reçoit ni matière ni énergie du milieu extérieur. De même, ce qu'on appelle souvent le
désordre maximum n'est que le nombre maximum de configurations microscopiques; mais peut-on dire qu'un gaz uniformément réparti dans un récipient est plus en désordre qu'un gaz qui n'occupe qu'une partie du volume qui lui est offert ? Ce n'est qu'une question de goût !

Nous sommes maintenant en mesure de comprendre pourquoi l'apparition de la vie n'est nullement contraire au Second Principe. En effet, considérons le système constitué par l'ensemble des molécules qui ont formé ce que l'on peut considérer comme les premières briques de matière
vivante. Ce système est plongé dans le milieu environnant et reçoit de l'énergie (en particulier du Soleil): ce n'est donc pas un système isolé et sa transformation en matière organique n'est pas une évolution spontanée: le Second Principe n'interdit pas que l'évolution d'un système non isolé puisse se faire avec diminution du désordre (c'est-à-dire du nombre de configurations microscopiques).


Évolution avec diminution du désordre


Pour illustrer cette possibilité de diminution du désordre, nous allons donner un exemple tiré de la vie courante. Mais tout d'abord, il nous faut rappeler que l'on peut montrer (avec un peu de mathématiques) que lorsqu'un système perd de la chaleur, son entropie (le désordre) diminue, et lorsqu'il en gagne, son entropie augmente. Considérons alors deux blocs de matière quelconque. Nous supposerons que pendant toute la durée de l'expérience, l'ensemble des deux blocs est isolé du milieu extérieur (il est par exemple enfermé dans un récipient formé d'isolant thermique). Au début de l'expérience, les deux blocs ont des températures différentes mais sont aussi isolés l'un de l'autre par une paroi (formant une contrainte). On supprime la contrainte: on assiste alors à l'évolution spontanée de l'ensemble vers un nouvel état d'équilibre où les températures des deux blocs sont égales. L'entropie (le désordre) du bloc qui a reçu de la chaleur (celui qui était initialement le plus froid) augmente, mais l'autre bloc (celui qui perd de la chaleur) voit son entropie diminuer; ceci est parfaitement conforme au second principe: en effet, dès la suppression de la cloison, chacun des blocs n'est plus isolé (il reçoit ou perd de l'énergie), son évolution n'est pas spontanée, son entropie peut augmenter ou diminuer. Mais un petit calcul montre que l'entropie de l'ensemble (isolé!) a augmenté ce qui signifie que l'augmentation d'entropie du bloc qui est initialement le moins chaud est supérieure à la diminution d'entropie du bloc initialement le plus chaud et ceci est également conforme au second principe puisqu'il s'agit là d'une évolution spontanée.


Conclusion


En Physique comme en Mathématiques, les résultats s'écrivent dans un langage précis où chaque mot a un sens bien déterminé même si dans le langage courant, il a un sens plus vague. Les utiliser sans les expliquer pour en tirer des conclusions fausses à destination d'un public non averti relève d'une pure malhonnêteté.

G.G.


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