L'intolérance est consubstantielle de la tolérance
et donc...


La tolérance ne doit pas être... tolérée !


Extrait (p. 27-31) de l'ouvrage "L'Art du Doute", éd. Book-e-Book, Sophia Antipolis 2008


Pr. Henri BROCH
Université Nice Sophia Antipolis


Certes ce titre de chapitre se veut un peu choquant et provocateur comme pouvait l'être le vieux slogan soixante-huitard "Il est interdit d'interdire" mais il sert à attirer l'attention pour que l'on se penche un peu sur un double problème de formulation qui n'a rien d'accessoire ou secondaire mais, au contraire, a toute son importance.

- Tout d'abord, il faut se rappeler que la tolérance n'est PAS l'acceptation des idées tolérées. En effet, accepter l'expression d'une opinion différente ce n'est pas accepter cette opinion comme vraie, ce n'est pas reconnaître la validité ou la pertinence de cette opinion ; c'est simplement accorder le droit à cette opinion d'être exprimée.
Dans ce cadre, il faut également souligner le fait que, malheureusement, de très nombreuses personnes croient que la formulation "chacun a droit à son opinion" - ou "toute opinion peut-être dite" - est équivalente à "toutes les idées se valent". Ce type de confusion est souvent le fait des intellectuels (pseudo-intellectuels ?)  dits "post-modernes" qui trouvent ainsi un moyen de justifier qu'ils pérorent souvent sur du vent et un moyen également de valoriser à peu de frais de longs débats sur des idées très profondes ; profondes au sens de creux...

- Regardons ensuite le terme utilisé, le terme "tolérance" lui-même. Je voudrais ici souligner que, contrairement à ce que l'on aurait actuellement tendance à penser ou supposer a priori, la liberté d'opinion n'est PAS la tolérance de l'opinion d'autrui (...attention à ne pas lire trop vite !).
En effet, le seul fait de dire, dans ce domaine des "opinions", que l'on tolère quelque chose revient ipso facto à se placer au-dessus des personnes qui formulent cette chose, revient à s'ériger en position de juger et - éventuellement - de tolérer. Ce qui contient évidemment en germe l'autre éventualité : ne pas tolérer. La tolérance est consubstantielle de l'intolérance.

Et si beaucoup de gens s'accordent sur le fait que l'intolérance est à proscrire, bien peu nombreux sont ceux qui se posent la même question sur son pendant. Pourtant, en 1789 lors du débat qui a abouti à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, des orateurs avaient déjà clairement explicité pourquoi la tolérance n'a PAS sa place dans une société véritablement humaine et leurs interventions sont plus que jamais à méditer par les temps qui courent :
- Mirabeau :
"Je ne viens pas prêcher la tolérance. La liberté la plus illimitée de religion est à mes yeux un droit si sacré, que le mot tolérance, qui voudrait l'exprimer, me paraît en quelque sorte tyrannique lui-même ; puisque
l'existence de l'autorité, qui a le pouvoir de tolérer, attente à la liberté de penser, par cela même qu'elle tolère et qu'ainsi elle pourrait ne pas tolérer."15 [souligné de H. Broch].
- Jean-Paul Rabaut dit saint Etienne :
"Je ne fais pas
[à la Nation française] l'injustice de penser qu'elle puisse prononcer le mot d'intolérance ; il est banni de notre langue où il n’y subsistera que comme un des mots barbares et surannés dont on ne se sert plus, parce que l’idée qu’il représente est anéantie... Mais, Messieurs, ce n'est pas même la tolérance que je réclame : c'est la liberté.
La tolérance ! Le support ! Le pardon ! La clémence ! Idées souverainement injustes envers les dissidents, tant il est vrai que la différence de religion, que
la différence d'opinion n'est pas un crime. La tolérance ! Je demande qu'il soit proscrit à son tour, et il le sera, ce mot injuste qui ne nous présente que comme des citoyens dignes de pitié, comme des coupables auxquels on pardonne, ceux que le hasard souvent et l'éducation ont amenés à penser d'une autre manière que nous."16 [souligné de H. Broch]

L'homme est en possession d'un trésor, son libre arbitre, qui lui donne la possibilité de choisir. Et l'adjectif libre est évidemment fondamental. Mais il ne faut pas oublier que pour qu'une personne puisse faire un choix réel, il faut nécessairement comme je le disais plus haut que cette personne soit informée, totalement informée et correctement et objectivement informée. Il faut avoir toutes les facettes d'une information pour pouvoir choisir en toute connaissance de cause. Cela suppose évidemment que les médias développent ce travail d'information.

Il ne faut pas supposer, comme le font quelquefois certains, que parce que les sciences progressent, le matérialisme et le rationalisme qui leur sont intimement liés progressent également. C'est une vue un peu simpliste qui fait ainsi dire que des ouvrages d'épistémologie pure - quasi illisibles par une plus que large partie de la population - présentent un intérêt fondamental et "contribuent davantage à la lutte contre les obscurantismes que le fait de rompre des lances contre les partisans de l'astrologie, de la transmission de pensée ou contre Elizabeth Tessier. La condition sine qua non  (...) est une meilleure diffusion de la culture scientifique (...)"17.

La diffusion de l'esprit critique ? Une meilleure diffusion de la culture scientifique ? Mais c'est ce à quoi, justement, quelques collègues - sur le terrain, loin de la tour d'ivoire - travaillent depuis fort longtemps.
Et, surtout, ne rompent pas de lances avec E. Teissier. La vue un peu simpliste citée ci-dessus revient en fait à ne pas bien saisir ce que vulgarisation ou popularisation de la science signifie ; et, pour nous, zététiciens, les tenants des phénomènes "paranormaux" et ceux qui les diffusent ne sont en rien des opposants et surtout on ne les "combat" pas. Notre problème n'est pas de nous opposer à des individus mais de faire comprendre que les allégations - les affirmations - de ces personnes ne reposent en rien sur les bases prétendues et que leur démarche ne doit rien à une approche scientifique sérieuse du problème. Nous ne sommes donc en rien focalisés sur ces individus. Nous faisons simplement une analyse critique de leurs allégations parce que, curieusement et paradoxalement, une "meilleure diffusion de la culture scientifique" est un objectif qui peut être atteint via le support des... pseudosciences. Ces dernières ont en effet un pouvoir de performance nul, c'est-à-dire qu'aucun progrès ne peut leur être attribué, et pourtant, par l'examen attentif de leur déraison, elles peuvent en fait servir... au progrès de la raison.
En d'autres termes, les phénomènes "paranormaux" sont un support  - motivant - qui permet de mieux diffuser la culture scientifique et surtout la méthodologie scientifique.

Ce n'est donc pas de conquête dont je voudrais vous parler ici, mais de partage.
L'objectif est d'apprendre, pas de gagner.

Références :
15) in "Collection complette des travaux de M. Mirabeau l'aîné, à l'Assemblée Nationale" par Etienne Méjan, t.II, Paris 1791.
16) http://www.cndp.fr/laicite/pdf/Rabaut.pdf
17) Jean Rosmorduc, Libre propos in Axiales, 1er trim. 2005

Note : le présent texte est un extrait (pages 27 à 31) de l'ouvrage de Henri Broch "L'Art du Doute ou Comment s'affranchir du prêt-à-penser", éditions Book-e-Book, Sophia Antipolis 2008.

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© éditions Book-e-Book, Sophia Antipolis 2008
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